Il faut savoir que depuis le début des chutes de neige, il y a de la neige partout. Elle ne fond pas, contrairement aux trois flocons ridicules qu'on a généralement en France. Comme je l'ai dit plus tôt, il y a toute une activité liée à la gestion des chutes de neige : les routes sont dégagées, les trottoirs damés et couverts de gravier (pas de sel ni de sable ici, non). Et comme il neige régulièrement, partout où ce n'est pas de la route ou du trottoir, ça s'accumule, et c'est beau. Quand le ciel est couvert, il y a une luminosité incroyable, comme si tout autour de soi brillait. En plein jour, le ciel gris est exactement de la couleur du sol, et les bâtiments et arbres semblent flotter au milieu d'un nuage. On se croirait - avec un peu d'imagination, et j'en ai - dans un monde fantastique en noir et blanc, où la lumière ne montre pas les choses, mais l'absence de choses. Les objets qui nous environnent, arbres, rochers, graviers, voitures, même les poubelles prennent une allure fantomatique, flottante. Ils sont dessinés en vide sur une immensité blanche, pleine et omniprésente. Et la neige a ça de beau qu'elle absorbe les sons différemment. Tout est plus doux et cotonneux. Le murmure distant de la ville prend une résonance différente. Selon la qualité de la neige du jour, les pas ne sonnent pas pareil. Il y a la neige croustillante, si il a fait chaud hier, mais regelé cette nuit, et qui semble nous porter un moment, puis dans laquelle on s'enfonce jusqu'aux chevilles. La neige fraîche qui s'affaisse par à-coups et dont la vibration remonte le long de la jambe. La neige tassée, élastique, dans laquelle on voit presque à l'oeil nu le son se propager loin loin. La neige sucre-glace, tellement fine que l'on ne sent que la route dessous. La neige venteuse, et son tintement délicat sur les fenêtres d'une salle de cours, ou sur le tissu synthétique d'un manteau, et qui file sur la glace comme du sable sur une dune. Le soir, les lampadaires la colorent en rose, et les rues du campus semblent être tirées d'un village de vacances artificiel, ou un décor de cinéma fait réalité. Les arbres, les voitures, les toits sont couverts et brillent dans la nuit. Le calme est apaisant. À travers les arbres omniprésents, on ne voit pas la différence entre le sol, la mer qui nous entoure et que nous surmontons, le ciel gigantesque qui nous englobe et que nous admirons. La neige recouvre tout et efface les limites. La route, le trottoir, la forêt dans laquelle ils sont creusés, la mer. Tout est couvert, et les anciens chemins n'ont plus lieu d'être. Certains éléments familiers du décor ont disparu. Toutes les pistes sont hors-piste et cette nouvelle liberté est exaltante. Naviguer à travers bois, marcher où personne n'a marché avant. Gravir les reliefs auparavant inaccessibles. Découvrir de nouveaux endroits, quand on croyait tout connaître. Et recommencer à chaque fois que les flocons tombent à nouveau, effaçant toutes les traces de nos futiles cheminements. Et l'air froid est si bon. Il sent l'hiver, il porte avec lui le calme qu'il représente. Chaque inspiration réveille le corps et rappelle à quel point c'est beau de se sentir vivant. Il m'arrive souvent, le soir blotti dans ma couette, d'ouvrir ma fenêtre quelques instants et de laisser l'air froid tomber sur mon visage, gonfler mes poumons. Et viennent m'apaiser mille souvenirs de grand air, de vents marins, de nuits à la belle étoile, de feux de camps, de forêt, de bruits nocturnes.

Quant aux jours où le ciel est clair et que le soleil brille... La neige est simplement éblouissante. Le bleu sombre du ciel, le blanc des nuages et de tous ce que la neige a touché rappellent magnifiquement le drapeau finlandais. Le rouge des bâtiments du campus et le vert des épines des arbres forment avec eux une palette resplendissante. Même les banlieues quelconques et peu joyeuses - qui sont aussi tristes que les nôtres - prennent une allure glorieuse et fière sous la neige. Tout le gris des rues, les vieux bâtiments sales et les architectures sans beauté sont effacés par la neige. La pureté de ce blanc parfait rend beau le moindre coin de rue. Sous la neige, tout est égal, et égal au meilleur.

Je pourrais continuer des heures. Mentionnons seulement la mer, ou plutôt le fond de la baie qui entoure Otaniemi, et qui est gelée. La mer, d'ordinaire plate et n'autorisant pas l'aventure, est maintenant plate et solide. Au début simplement glace. Selon certain au moins un mètre de glace, largement assez robuste pour les marcheurs, patineurs, et mêmes les voitures. Depuis, elle aussi est couverte de neige, et s'est transformée en désert. Comme les grands plateaux que l'on ne voit que dans les documentaires, mais ici. Et traverser la mer à pied, je n'irai pas jusqu'à dire que c'est biblique, mais ça a très certainement quelque chose de mystique. À mi-chemin entre deux morceaux de rochers, le continent, une île, les distinctions perdent leur importance. Le lieu autrement réservé aux instables navires, étrangers à la mer et invités temporaires, est accessible aux commun des mortels, pédestres et gauches sur la neige épaisse et la glace glissante. À mi-chemin, le monde est plat, et dans la distance on entrevoit au dessus de terres déjà souvenirs fugaces et lointains, un coucher de soleil qui semble d'un autre monde.

Une bande de neige a été dégagée, conduisant d'un bord à l'autre, où patinent les autochtones dès que le temps est beau. C'est comme une route au milieu du désert, quasi rectiligne et qui conduit vers des terres inconnues à perte de vue. D'autres n'ont pas besoin de route, et skient ou surfent avec ou sans voile. On entend des enfants, aussi, et des chiens.

Ces jours-ci, la chaleur revient. La neige fond. Certains jour, elle tente de revenir, et le soleil qui la rend si belle l'en empêche. On redécouvre des paysages oubliés, les objets reprennent leurs places dans notre environnement. La neige fond. Parfois la nuit est fraîche et l'eau gèle à nouveau, retardant un peu son départ. Des centaines de mètres sont des patinoires, mais en pente. La neige fond. Les écureuils courent à nouveau, les oiseaux chantent. Il y a comme un parfum de printemps.

La neige est venue, et part. Elle va me manquer.